J’ai vécu trois expériences déconcertantes, cette semaine, coup sur coup, qui m’ont fait réaliser que j’étais en permanence sur le qui-vive depuis des mois (des années) pour de mauvaises raisons et que je devais me détendre un peu.
Mon chirurgien-dentiste m’avait prévenu, il y a deux mois : “votre implant est tombé car l’os est trop fragile, on va attendre soixante jours pour voir comment il repousse et on saura alors si on peut vous remettre un implant”. Je connais ma chance légendaire et surtout j’ai un patrimoine génétique familial osseux vraiment pathétique : on est poreux, chez nous, de père en fils, et pourtant les produits laitiers sont vraiment nos amis, ça y va, à la maison : lait, yaourts, fromages et tutti quanti. J’ai cherché sur Internet pour trouver un médicament qui “fait pousser les os”, me souvenant vaguement des ostéoblastes et des ostéoclastes de mes études mais nous ne vivons pas dans un Harry Potter. Les os poussent comme ça leur chante.
- Bien, Monsieur Réjault, je viens de regarder votre radio et…
- Oui, je me doute, c’est la catastrophe.
- Non, c’est l’inverse, l’os a bien cicatrisé, je peux vous poser un implant.
Je n’en suis pas revenu.
Dans la rue, dix minutes après, je reçois un mail : Votre candidature pour le poste de… et je ne le lis même pas, habitué à la suite du laïus fort sympathique, prêt à l’effacer… avant de réaliser qu’on me propose un entretien pour le lendemain car j’ai un profil “très intéressant”. Ah. Oui. Je le savais, pour le profil intéressant. Mais d’habitude ça les effraie. Je relis dix fois le mail, pas de doute, on veut bien de moi.
Et puis il y a cette chemise que je ne porte jamais car je la trouve moche mais mercredi matin, avant de partir en cours, j’ai réalisé que 1) je n’avais plus rien de propre à me mettre, 2) le sèche-linge n’avait pas démarré pendant la nuit et 3) ma chemise moche était la seule option. J’ai dû changer de pantalon pour en mettre un que je ne mets jamais (sa couleur me déprime) et me voilà habillé comme un as de pique pour assurer six heures de cours. Au moins elle est repassée, cette chemise. Réflexion d’un élève : “Vous êtes stylé, monsieur, aujourd’hui…” Réflexion 2 d’un autre élève dans un autre cours : “Elle vous va trop bien cette chemise…” et puis ce sourire d’un inconnu, sur le quai de la gare, comme s’il m’avait confondu avec quelqu’un mais non, il voulait juste engager la conversation car il me trouvait mignon. J’étais gêné comme rarement je le suis, ne m’étant pas fait draguer depuis années et surtout me trouvant mochissime, avec cette chemise, ce pantalon et cette dent en moins.
Ça ne gênait que moi.
J’ai halluciné. Trois fois que je m’attendais au pire et trois fois que tout l’inverse arrivait. Mais c’est quoi, cette histoire ? Le printemps chamboule tout, on dirait bien.
Une patiente m’avait dit un jour, en séance : “À force d’être sur mes gardes, je me rends compte que j’en oublie de vivre et que le danger n’est jamais là où je l’attendais…Il vient rarement, en plus… C’est presque décevant quand il est là…” et j’y ai repensé, cette semaine.
J’ai attrapé une feuille de papier, j’ai écrit le mot DANGERS au pluriel dessus et je me suis creusé la tête pour déterminer ce qui risquait de me tomber dessus dans les mois à venir.
- Finir à la rue ? Peu probable dans les 9 prochains mois.
- Me faire larguer ? Rien n’est jamais acquis et ce qui doit arriver arrivera.
- Ne plus trouver de jobs intéressants ? Je n’ai qu’à créer les miens, j’ai toujours su trouver une méthode pour gagner un peu d’argent avec ce que je produis ici ou là.
- Mourir d’un infarctus ? Probable.
Mais je n’ai pas pu aller plus loin.
Les mots Attentats, Bataclan, Cancer, Guerre, Crise, Écocide, Crash bancaire essayaient de se frayer un chemin vers le stylo mais je n’avais pas envie de les laisser passer. Des épouvantails qui avaient eu leur importance dans le passé. Plus maintenant. À la vérité, ce que je refusais de voir, c’était que j’étais arrivé à un tel lâcher-prise depuis des mois qu’il se pouvait bien que j’étais heureux sans le savoir.
Heureux. Et je ne m’en rendais même pas compte. Monsieur Jourdain découvre le bonheur.
Je n’avais jamais été aussi libre de tout et je vivais encore comme si j’étais enchaîné de tous les côtés, craignant le pire et survivant en inspirant à moitié, tout doucement, pour ne pas faire de bruit et attirer les monstres.
Il m’est alors arrivé quelque chose de très étrange.