Tout va bien
C’est tellement rare une série française qui sonne juste, qui sonne bien, où toutes les situations pourraient avoir été vécues par l’un d’entre nous, où les dialogues sont joués par des acteurs qui ont vraiment l’air d’être les personnages qu’ils incarnent. Petit bijou sur Disney + sur un sujet casse-gueule et mille autres sujets derrière, avec une Virginie Effira qui m’épate chaque jour un peu plus (la meilleure actrice française de la décennie) à égalité avec Sara Giraudeau qui habite tellement son personnage d’une humanité et d’une présence folle qu’elle mérite encore toutes les récompenses du monde. J’ai dévoré chaque épisode alors que, je le redis, le sujet n’a vraiment rien de sexy. C’est de l’impressionnisme, c’est du Seurat en série télé, c’est le haut du panier.
Quand je bossais en pédiatrie, pour l’été, la surveillante m’avait fait des appels du pied pour que je reste assurer quelques nuits, de temps en temps, car elle trouvait que j’avais le chic pour parler aux gamins, qui adoraient quand je faisais le clown. Elle se trompait complètement sur mon compte : je détestais voir ces enfants malades et je surjouais la coolitude et l’humour décalé pour fuir loin dans ma tête. Je ne voulais pas qu’ils me tendent les bras, je ne voulais pas qu’ils me tutoient, je ne voulais pas d’une relation de proximité mais les gamins malades, comme les chats, s’approchaient encore plus de moi. Plus je surjouais l’acariâtre et plus ils en redemandaient. J’étais le chouchou d’un grand brûlé qui s’appelait Léo (qui doit bien avoir dans les 35 ans maintenant) et qui me dessinait tous les matins un énorme soleil plein de monstres et la petite fille d’à-côté ne voulait que moi pour les piqures. Il faut dire, à ma grande surprise, que si je suis né avec deux mains gauches et que je n’ai vraiment pas de compétences manuelles, j’ai toujours su piquer les gens à la perfection à l’insu de mon plein gré. Je réussis les prises de sang et j’ai souvent entendu durant ma carrière : “Oh, mais vous avez fini ? Je n’ai rien senti…”
J’ai déjà raconté dans un de mes livres les crises de colère de cet ado qui se mourait d’une leucémie dans sa chambre et qui passait ses nerfs sur nous mais je crois n’avoir jamais parlé de cette femme qui empoisonnait sa fille (un syndrome rare nommé Münchausen par procuration) et dont le pédiatre avait reniflé le sordide manège. Elle nous couvrait de cadeaux, de fromages, de bonbons, elle m’achetait des cigarettes, un briquet, des stylos quatre couleurs et elle injectait, quand nous avions le dos tourné, des produits nocifs dans les perfusions de sa fille.
Les gens. J’ai cessé de croire en Dieu quelques temps, cet été-là, après avoir porté le corps d’un enfant mort par noyade, à la plage, sur quelques mètres, du chariot de réanimation au brancard le conduisant vers la morgue et j’avais été étonné par sa légèreté, dans mes bras, ainsi que par sa tête qui pendait dans le vide, les yeux mi-clos et les lèvres déjà bleues. Je m’étais demandé quel Dieu pouvait laisser crever des gosses et puis j’avais fait le nécessaire pour oublier ce petit paquet inerte dans mes bras, à l’époque je ne couchais pas avec des garçons et je n’ai jamais réellement bu, j’avais donc fait une razzia au McDo à m’en rendre malade.
Cette semaine, j’ai pris le train pour Mâcon et le chauffeur de la préfecture m’attendait sur le quai, tenant dans ses mains une pancarte à mon nom. J’ai essayé de me souvenir de la dernière fois où j’avais vécu cette scène et j’ai revu cet aéroport de Moscou, un dimanche soir, où on m’attendait pour me conduire à l’hôtel, près de la place Rouge (où dormir quand on est un touriste ? À Paris, dans le Marais, à Londres, près de Covent Garden, à Moscou, en face de la place Rouge, non ?). Le chauffeur ne parlait pas anglais, je découvrais la Russie pour la première fois et je n’en menais pas large car le choc était puissant. Nous étions fin septembre, il faisait encore jour et j’ai compris que je n’étais ni en Europe, ni en Asie. Le lendemain, le même chauffeur m’attendait en bas de mon hôtel pour me conduire au travail et le manège dura quelques jours. J’ai visité le Kremlin, au petit matin, un dimanche glacial, mes pieds s’en souviennent encore et j’ai repris l’avion pour Paris, cramponné à mon fauteuil de douleur, me levant sans cesse malgré les consignes de rester attaché. L’hôtesse a fini par appeler un des deux pilotes qui m’a proposé de nous poser en urgence en Biélorussie, tellement j’étais livide. Et souffrant.
J’ai pesé le pour et le contre puis j’ai refusé et j’ai demandé à m’allonger à l’avant de la cabine, ce qui me fut autorisé. À mon arrivée à Paris, depuis l’aéroport, j’ai pris un taxi pour les urgences et j’ai dû m’allonger sur le sol tellement mon ventre me faisait mal. Une infirmière s’est occupée de moi, m’a fait un lavement, la grosse intoxication alimentaire s’était couplée à une constipation infernale, j’ai fini par rendre mes tripes et mes boyaux et par aller mieux, m’endormant aux premières lueurs du jour.
Ils finirent par me dire que je pouvais partir et, en me rhabillant, j’ai vu dans le box à côté du mien une petite fille qui tremblait de froid. Elle était seule. J’ai été un peu étonné et j’ai demandé à l’infirmière s’il ne lui fallait pas une couverture. Elle a dit qu’elle allait s’en occuper et puis elle est partie faire autre chose.
J’ai salué la petite fille et elle m’a rendu mon salut. J’étais à deux doigts de m’agacer sur un soignant et de m’occuper de trouver une couverture moi-même mais je me suis souvenu que ça allait mal finir. Comme à chaque fois. Moi en train de crier trop fort (puis de pleurer) et eux probablement occupés ailleurs. L’histoire de mon frère qui se rejouait une nouvelle fois et mon moi abîmé qui revivait la scène et projetait toutes nouvelle situation dessus.
Alors j’ai juste dit à la gamine “Bon courage” et je suis sorti dans la rue.
Je ne veux plus jamais, jamais, jamais être infirmier.