Dans la longue liste des choses qu’on n’apprend pas à l’école : vieillir, c’est surtout voir mourir les autres. Lentement, dans la douleur ou subitement et dans l’effroi pour nous autres qui restons, dans une déchéance physique ou mentale (parfois les deux) qui nous effraie et nous renvoie à nos visions nostalgiques d’une jeunesse forcément idéalisée et de plus en plus lointaine.
Mon premier mort fut mon prof d’EPS (crise cardiaque) suivi quelques mois plus tard par ma petite amie de l’époque, morte d’une leucémie à 14 ans, un âge où rien n’a presque encore vraiment débuté. Un type de ma classe en seconde, dans un accident de voiture (permis accompagné, 205 GTI turbo, vous voulez un dessin ?). Mon oncle en première (cancer) puis ma tante (cancer) suivie de mon autre tante (cancer) puis ma grand-mère (cancer) et je n’ai pas encore fini mes études.
Un premier cadavre inconnu, à nettoyer, seul, dans une chambre, comme cadeau de bienvenue/bizutage dans un service froid et maltraitant de l’hôpital. Le cadavre s’appelle Rémi. Il a mon âge, il est mort du SIDA.
Un autre puis une autre puis un autre encore mais je ne me souviens plus des noms en hémato, cancéro, diabéto et un dont je ne me souviens que du corps, du poids, de la taille, en pédiatrie, car je le tenais presque d’une main, sa tête lourdement inclinée dans le vide, tête que je ne retenais plus, inutile et dodelinante désormais, tête qu’on maintient fièrement dans son poignet pour capter le regard et le sourire, figé et glaçant, là. Hurlements d’une mère dans le couloir, père hagard, première fois que je doute de l’existence de Dieu.
L’hécatombe recommence en famille : une tante (Parkinson, AZH), un oncle (chute et EHPAD), mon voisin rescapé des camps, avec ce chiffre tatoué sur son avant-bras qui m’avait fait dire, enfant : “Mais pourquoi tu as ton numéro de téléphone tatoué sur ton bras, tu as peur de l’oublier ? ” devant ma mère horrifiée, adorable voisin se suicidant, honteux de sa perte d’autonomie soudaine après une chute, cousine (soeur d’âme) qui m’a élevée, père d’un ex (cancer) avec obsèques glaciales dans la belle-famille homophobe, arrêt cardiaque d’un pote faisant du vélo (28 ans) et puis cancers, cancers, cancers, partout, ça et là, dont je perds le compte, les traitements, dont les diagnostics plus ou moins favorables donnent quelque espoir avant de sabrer dans le tas à notre grande surprise (ou pour répondre à notre grande naïveté).
Les prières ne changent rien mais au moins elles ne font pas grossir alors on prie. Une éditrice, jeune, rigolote, maline, dépression, suicide. Un ancien voisin, sclérose en plaques, le même âge que moi, l’ancienne voisine, maladie, même âge que moi. La dame du lotissement, cancer foudroyant. La voisine du dessous, opération banale cet été, anesthésie, coma, Adieu.
Hier, un patient, en larmes : “Mais pourquoi le temps passe ? Pourquoi les choses changent ? Pourquoi on ne peut pas fixer le temps sur les bons moments ? Pourquoi on voit crever les autres devant nous ? Pourquoi moi je reste alors que je vais crever aussi ?”
Mon silence. Mon langage non-verbal que je maîtrise - ou tente de maîtriser - pour ne rien indiquer, ne rien renvoyer que mon regard de soutien et d’empathie. Comme si moi j’étais exclu du truc, presqu’indifférent au problème, surnageant au-dessus avec les réponses à son chagrin, à son angoisse, à toutes ses névroses dont j’ai ma part aussi et pas qu’un peu.
Ces questions, les miennes, aussi. Cette absurdité, cette violence irréelle, presque comique et puis cette répétition absurde d’un Jour sans Fin avec tous ces réveils identiques ou presque, forcément un peu plus rouillé, un peu plus fatigué, un peu moins optimiste, un peu plus frileux et chassant l’idée que je me rapproche de la mort, mort que je ferai subir aux autres, aux “chanceux” qui restent et qui auront un peu plus de temps pour eux à voir partir d’autres encore.
Ne croyez pas que je sois sombre ou triste, ce matin, non, pas plus qu’hier. Je me suis levé joyeux car j’aime les vendredis. Je lis la presse people parsemée de gens dont j’ignore le nom désormais mais dont j’imagine le statut et la popularité à leur nombre de tatouages et leurs visages refaits, en bikini. Le vendredi, je sais que je vais acheter mes légumes pour faire une soupe, mieux, un velouté, que je ferais durer jusqu’au dimanche soir si je me contente d’un peu moins que ce dont j’ai envie à chaque repas. Le vendredi, je sais qu’il me rejoindra pour le week-end et que je ne dormirai pas seul et le vendredi, je sais que les nouveaux disques sortent. Le vendredi, enfin, je sais que je vais me lever pour vous écrire, sans réfléchir, d’un trait, sans brouillon, sans idée préconçue, sans relire, sans attendre.
Dont acte.
Amitiés,
William
Tiens ce titre me dit quelque chose... Et n'oublie pas tu commences par les légumes, en velouté c'est très bien....je te suggère brocolis bien assaisonnés
Bises joyeuses ...