“Il faut en moyenne sept tentatives à une femme sous emprise pour quitter son compagnon abusif” (Maid - Netflix)
Thématiques abordées aujourd’hui : résilience, emprise, amour propre, point d’équilibre.
Ma mère m’a appelé hier soir. Karine a rechuté, une nouvelle fois. Les pompiers l’ont accompagnée à la clinique. Elle a interdiction de parler à qui que ce soit. Ils ont trouvé plus d’une cinquantaine de bouteilles dans la maison déserte, vides pour la plupart, de l’herbe et des cartouches de cigarette espagnoles plein les placards. La dernière fois que je l’avais croisée, elle m’avait avoué carburer également aux anti-dépresseurs, aux anxiolytiques, aux somnifères et à la Red Bull (light) car elle détestait le café (“qui gâte les dents”)…
Quand nous étions au collège, alors que certains n’avaient même pas encore fumé de cigarette planqués derrière un mur, elle piquait déjà des bières à son père, chauffeur routier qui avait perdu son job après un énième contrôle positif. Il aimait trop le vin. On l’avait mis à pied une première fois. Il avait compensé par la bière. Puis par la bière et le vin. Puis par le Ricard.
Je me souviens très bien de lui, de son odeur surtout, que j’associais à celle des Navettes de Marseille, le parfum de l’anis m’ayant toujours rassuré, me faisant penser aux vieux dans le bar du village, en béret et vieille veste à carreaux empestant la pipe et la sueur, attendant leur femme à la sortie de la messe, accoudés au bar graisseux, les vieux à la voix rocailleuse et chantante accentuant les mots paysans du Sud Ouest pour les faire mieux rouler et puis les blagues grasses envoyées en patois à la serveuse, elle qui en avait entendu d’autres et qui riait parfois plus forts qu’eux.
Karine avait rencontré Benoît quand nous étions au collège, Benoît avait deux ou trois ans de plus, c’était un grand du lycée (pro) et il portait une vraie moustache, lui, ainsi que des cheveux mi-longs. Son père était agriculteur comme son grand-père et ses oncles et tout ce petit monde buvait déjà beaucoup. C’était “de famille”.
Karine nous avait dit (et je m’en souviens car je lui ai longtemps, longtemps reproché) : “Benoît, c’est le diable mais avec moi c’est un ange” et quand elle avait dit ça, elle avait tout dit, elle avait choisi son destin. Benoît ne voulait pas reprendre la ferme mais il n’eut pas le choix, le bac passé et Karine fut ravie de quitter le lycée sans le moindre bagage car elle devenait une dame, d’un coup, passant sa conduite accompagnée avec son beau-père, payant des coups à tous les autres qui n’avaient pas un rond (on ne donnait pas d’argent de poche, à la campagne, on le gagnait l’été en faisant les maïs) et s’offrant déjà une sacrée réputation de pochtronne, canaille et sympa, toujours prête à danser au bal ou en boîte, à réconforter les amis de Benoît malheureux en amour et à tenir la buvette au comité des fêtes, les jours de Loto.
Ils n’ont jamais pu avoir d’enfants et je pense que les brimades puis les coups ont commencé à cette époque. La drogue est arrivée peu après pour lui, quand l’alcool ne faisait plus oublier la tristesse et l’amertume d’être tous les deux dans cette grande baraque vide au milieu des champs et des vaches.
Elle m’avait trouvé en ville, un jour, un matin, tôt, elle sortait de chez le médecin, il devait être 10h, elle m’avait tanné pour me payer un verre et avait commandé du champagne, hagarde, faussement enjouée, me reprochant de ne pas vouloir boire avec elle et usant de tous ses anciens trucs culpabilisateurs pour me faire picoler avec elle mais le charme ne prenait plus et je finis par m’enfuir, trouvant tout cela sordide. Et angoissant.
J’avais vraiment essayé plusieurs fois de l’aider et plusieurs fois, j’y avais cru mais les addictions étaient plus fortes que le peu d’espoir restant et puis, à quarante ans passés, elle savait qu’elle n’aurait jamais d’enfant et même que les dernières amies restantes ne lui faisaient plus confiance quand elle proposait de les garder, les gosses, même quelques heures, c’était un non ferme et moralisateur, ce qui la faisait pleurer car elle se serait tenue à carreaux, j’en suis sûr, le temps d’une après-midi.
Tout le monde l’évitait. La jeune fêtarde était devenue une alcoolique triste, tombée dans une solitude d’une noirceur absolue qu’elle essayait régulièrement de rompre en revenant provoquer Benoît qui avait refait sa vie ailleurs et parfois ça marchait : les deux passaient le week-end dans la défonce et le vin et le reste puis elle finissait par appeler les gendarmes quand il se défoulait sur elle, ressassant toutes les vieilles histoires et les vieux reproches. Elle rentrait alors seule chez elle, dans la maison de ses parents qui étaient morts depuis longtemps, maintenant. Son seul bien.
Je ne réponds presque plus à ses rares appels qui tombent souvent mal. Elle appelle en fin de nuit ou les jours de fête. Elle veut entendre des voix du passé le jour de Noël mais je dors, à une heure du matin et puis le passé, c’est le passé, je ne vis plus depuis bien longtemps au temps du collège qui a été si dur pour moi...
Je ne sais plus quoi lui dire ou quoi faire. Je sais juste que, face à nos addictions, nous ne pouvons compter que sur nous-même et la durée d’une journée à la fois pour tenter d’être sobre. Je l’ai appris seul, dans mon coin, en écoutant les autres dans une fraternité d’anonymes. Un-jour-à-la-fois.
Dans le travail personnel sur la Raison d’Être, que je vous préconise d’entamer depuis des mois, pour trouver votre équilibre, votre Ikigaï, le point central entre vos passions, vos compétences et vos besoins, je tombe aujourd’hui sur la question numéro 18 (les précédentes sont dans les archives, ici), comme toujours imaginée par Martin Serralta.
➡️ question 18 : “Si vous deviez donner UN SEUL conseil à l’ado que vous étiez à 15 ans ? Vous vous rencontrez et vous repartez – un seul conseil, il ou elle a confiance, il ou elle sait que c’est votre vous du futur…”
J’avais pensé à un truc tout bête comme “Fais plus de sport, de grâce” mais mon moi de 15 ans, en regardant ma silhouette, va me rire au nez. “Ça va aller… Tu vas tomber amoureux… Ne t’en fais pas…” me semblait pas mal mais, à bien y réfléchir, va susciter plus de questions et d’attente qu’un ado pourrait le supporter.
Alors j’ai opté pour “Demande à faire une école de journalisme, à Lille… Tu gagneras du temps…”
Et comme j’ai remonté le temps et que j’ai droit à quelques secondes de rab’, je sais que Karine ne traîne jamais loin de moi, puisque j’ai 15 ans et que c’est ma meilleure amie de l’époque, mon garde du corps, qui me protège des salauds qui veulent me frapper et me traitent de sale pédé, je lui glisserais : “Et toi, ne vas pas taquiner le diable et jouer les sauveuses. C’est toi, l’Ange, pas lui. On continue les études, et on ne boira jamais une seule goutte d’alcool, tu peux y arriver si je m’y tiens avec toi…”
Je sais que Karine ne lit pas ma newsletter et puis elle ne s’appelle pas vraiment Karine, pour commencer. Mais si je pouvais retrouver mon amie et le goût de nos quinze ans, quand nous étions des âmes soeurs déjà abîmées qui voulaient juste un peu de soleil, d’amour et de couchers de soleil sur les montagnes Basques, je passerais mieux le cap de ma deuxième partie de vie.
Je l’évite lâchement car je sais que je pourrais m’y brûler alors je me tiens désormais à l’écart : je sens que son gouffre se repaît uniquement de forces obscures que j’ai déjà bien du mal à étouffer en moi quand elles cherchent une justification à leur existence. Je veux bien me noyer mais seul et je n’ai pas besoin d’aide pour me laisser glisser au fond de l’eau noire. Clairement pas.
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Amitiés,
William
“By contrast, surely few readers of this newsletter need me to clarify that it isn’t written by someone who’s Sorted His Life Out Completely and is now magnanimously offering to guide others toward a similarly flawless existence. If anything, it’s the opposite. “You teach best what you most need to learn,” as the author Richard Bach famously put it. You’re drawn to the subjects you struggle with because you struggle with them – because the stakes feel high to you, so you’re motivated to try to puzzle out some solutions.”