Addictions : paroles entendues dans le secret des groupes anonymes
Alcoolisme, boulimie, accro aux narcotiques, au jeu d'argent, aux jeux vidéos ou au sexe, dépendant affectif ? Il existe un groupe secret pour chaque addiction.
La première des choses que j’apprends, en poussant la porte de ce groupe d’addicts anonymes, c’est que l’addiction ne se lit pas sur le visage des gens et que je m’attendais à moins de diversité dans le public accueilli. Il y a de tout. Des jeunes, des vieux, des fatigués, des visages souriants. Certains viennent visiblement depuis longtemps et ont l’habitude des règles du groupe (tout est très codifié, j’y reviendrai plus tard) et d’autres, plus timides, attendent sur leur chaise que la réunion commence, un cahier sur les genoux, le stylo à la main. Ils prennent des notes durant les réunions, c’est une des recommandations du groupe : écrire apaise, écrire permet de poser ce qu’on a en tête et de le coucher sur le papier, soit pour l’oublier, soit pour s’en souvenir.
Voilà bien un enseignement que je connais, j’écris depuis des années en ligne pour évacuer mille choses.
Je note alors moi aussi consciencieusement tout ce que j’entends pendant ces premières réunions et puis petit à petit, je cesse de le faire, réservant mes observations pour la maison, à mon retour.
Deuxième enseignement, que j’ai toujours autant de mal à accepter, même après quelques années de fréquentation : l’addiction est une maladie. Pas une faiblesse, pas un manque de volonté, pas une faute morale ou un penchant malsain, non, l’addiction est une maladie, une vraie. “Vous n’êtes pas responsable de votre maladie, uniquement de votre guérison”. Notez le mot : responsable mais pas coupable.
C’est-une-maladie. Nous ne sommes pas tous égaux face à l’addiction.
Certains peuvent boire deux verres de vin rouge et s’en tenir là pour le restant de la semaine, d’autres fument quelques clopes en soirée quand ils en ont envie et plus aucune pendant des mois (mon rêve…) et d’autres, enfin, mangent quand ils y pensent, sans avoir faim le reste du temps.
Je me souviens d’un voyage dans les casinos de Macao avec un ami que je croyais pourtant bien connaître. Je n’arrivais plus à le détacher des machines à sous, son regard était obsédé par les bruits, les lumières et il jouait sans cesse, de plus en plus d’argent. Il adorait ça. Je m’agaçais car nous étions à Macao pour la journée seulement et ce plaisir me semblait un peu ridicule : des machines à sous, il y en a partout, dans toutes les villes d’eau de l’hexagone (il existe 190 casinos en France).
Je ne comprenais pas sa fascination mais surtout son agressivité montante quand je tentais de l’interrompre. J’interférais visiblement avec une source de plaisir, il était physiquement connecté à la machine, se coupait du monde extérieur, plus rien d’autre n’avait d’importance. Nous nous sommes presque fâchés et je l’ai senti quitter à grand regret le lieu.
Une addiction peut vous tomber dessus à n’importe quel âge, à n’importe quel moment. On peut “devenir” alcoolique ou dépendant au jeu à 40 ans, on ne naît pas forcément “addict” même si certaines familles traînent un long historique. On peut quitter “définitivement” une addiction pour tomber dans une autre, voire même en cumuler plusieurs. Définivement, on se comprend, bien sûr : un jour à la fois, comme on dit. Je mourrai addict. Je le sais. Sobre, je l’espère, addict, sans le moindre doute.
Troisième enseignement, ma plus grosse surprise en pénétrant ces confréries, fut le format des réunions. Tout est très codifié, régenté, expliqué, minuté. Pour quelqu’un qui a l’habitude de partir en vrille sur son addiction, sans la moindre limite, voilà soudainement un cadre qu’il faut respecter et pas qu’un peu. Les personnes présentes semblent s’y faire plutôt bien : chacun accepte les règles du jeu, écrites en 1935 par des alcooliques aux USA, ces règles étant adaptées ensuite, avec le vocabulaire idoine, pour chaque addiction. C’est logique : on ne va pas employer certains mots ni interdire à un joueur compulsif d’être abstinent à l’alcool s’il gère sa consommation sans y prêter plus d’attention que cela, par contre, sa “sobriété” à lui passera par une “abstinence totale” de jouer dans un casino, par exemple, en se faisant interdire d’entrée et en évitant toute occasion de gratter un euromillion qui se présente à lui.
C’est sûrement compliqué à comprendre mais moi, je peux me payer un ticket de loto de temps en temps. Un addict au jeu peut ouvrir plusieurs prêts à la consommation pour assouvir sa compulsion et dépenser 10 000 euros de tickets à gratter pour Noël. Il n’a pas forcément envie de gagner, d’ailleurs. Un boulimique (ou outremangeur compulsif) peut s’endetter pour acheter de la nourriture, se réveiller la nuit et traverser l’arrondissement pour aller acheter “son produit” (des paquets de Pepito, des bonbons Haribo au kilo, quatre baguettes tradition avalées sans rien d’autre dessus, tout est possible…) comme le ferait un toxicomane avec “sa drogue”. Le produit ne définit pas le degré d’addiction, c’est le comportement qui signe la capacité de dire oui ou non, même si l’addiction au crack n’a pas tout à fait les mêmes conséquences que l’addiction au Nutella.
En apparence.
En vrai, si. Les deux mènent à une mort plus rapide, à une diminution des interactions sociales, à des comportements à risque pour assouvir la pulsion, à de la honte, de la culpabilité, des mensonges, des promesses, des rechutes, des phases de calme, des moments de lune de miel avec le produit puis des phases amour-haine avec des journées à compulser tout seul dans sa souffrance.
C’est compliqué à comprendre, même pour moi, je le redis. C’est compliqué à expliquer, même pour moi. C’est compliqué pour l’entourage à intégrer, même pour les plus aimants.
Un seul dénominateur commun à tous ces comportements : la souffrance.
Je réalise lentement, et c’est mon quatrième enseignement, que si je viens pour parler, j’apprends plus sur ma maladie en écoutant. Vous avez forcément vu dans un film ou une série télé comment se passe une réunion standard. Les gens se présentent par leur prénom, la maladie dont ils souffrent “Bonjour, je m’appelle Renata et je suis accro aux painkillers" (130 morts par jour aux USA, par consommation excessive de médicaments soit 50 000 morts par an), le groupe les salue.
S’ensuit alors un moment de partage individuel minuté (de 2 à 4 minutes) qui se fait dans un silence total. Il est interdit de couper la parole ou de poser une question à celui qui parle. Chacun écoute en silence ce qui est dit puis, quand vient son tour, peut parler de ce qu’il souhaite ou de ce qu’il vient d’entendre mais sans faire référence nominativement à un témoignage entendu. Grosse surprise pour moi : parfois on rit énormément. Souvent, d’ailleurs. On pleure aussi, parfois. Mais les rires font partie intégrantes des groupes et c’est de bon coeur qu’on sourit aux malheurs des autres qui sont bien souvent les nôtres aussi. Je n’ai jamais entendu quelqu’un se moquer ou couper la parole, cela serait plus que très mal vu et le malotru serait vite ramené dans ses clous.
Mais c’est là ce que j’ai appris de plus fort : si je viens pour parler, je repars souvent riche de ce que j’ai entendu. Les étapes de honte, de rechute, de souffrance, de joie, de plaisir, de malentendus, les autres les ont vécues avant moi et ils en parlent avec leurs mots. Hallucinant, parfois ils tirent des conclusions que je n’aurais jamais imaginées moi-même alors que j’ai les mêmes problèmes sous les yeux. Je découvre, stupéfait, que j’ai un début d’addiction à mon iPad en écoutant une personne parler de son rapport à un jeu vidéo en ligne.
En relisant mon cahier, je me rends compte que les phrases les plus éclairantes sur ma maladie, ce sont les autres qui les ont prononcées. Le groupe ne me tire jamais vers le bas, même si certaines réunions sont plus tristes que d’autres, bien au contraire, il me recadre dans ma réalité, m’offre des perspectives, des enseignements et me permet “d’incarner” les fantasmes que j’ai en tête. D’abord en intégrant que je ne suis pas seul (c’est rassurant et cela diminue mon sentiment d’être incompris ou de toute puissance ou les deux) mais surtout en entendant les raisonnements des autres qui sont tout aussi riches que les miens et souvent bien plus.
Car c’est là que tombe mon cinquième enseignement : j’ai tendance à me trouver très intelligent (la fameuse illusion de toute puissance) et à me considérer comme le meilleur juge de ma petite vie d’addict misérable mais je me trompe doublement.
D’abord parce que l’intelligence collective du groupe me fait relativiser, apprendre et reconsidérer. Et ensuite parce que mes biais cognitifs m’empêchent souvent, dans la vraie vie, d’aller plus loin que les simples apparences. Quand je travaille, quand je sors, quand je drague, quand je suis dans la rue, je vois les bourgeois, les prolos, les aristos, les ouvriers, les étudiants, les gros, les musclés, les masculins, les autres et je les classe mentalement dans ma grille de valeurs inconsciente. Je leur accorde du pouvoir ou de la faiblesse sur moi, je les crédite d’intentions ou de mépris (réel ou supposé), je me mets socialement au-dessus ou en-dessous d’eux, je passe mon temps à juger consciemment ou pas les gens qui m’entourent et à écouter avec plus ou moins d’attention selon leur apparence.
Dans le groupe, je me prends une énorme claque dans la gueule. C’est celle qui “m’ennuierait” le plus par son look qui me sort les phrases les plus éclairantes, c’est celui dont je me sens le plus éloigné intellectuellement tant il parle lentement et sans vocabulaire qui me procure des électrochocs compréhensifs, c’est de ceux dont, dans la vraie vie, je serais le plus proche, dont je recherche le moins la compagnie en fin de réunion.
Mes biais cognitifs sont mis à mal, mes idées préconçues sautent régulièrement, ma vision du monde change, j’en sors différent. Je croise des gens qui, comme moi, sont parfois en blouse blanche dans la journée. Soignant le jour, camé la nuit ? Je réalise, en écoutant des soignants parler (une psy, un infirmier comme moi, un interne) qu’on peut être soignant ET addict, ce que je me suis toujours refusé d’admettre, voyant comme une faiblesse ma maladie. Pour moi, le soignant est surpuissant : il ne saurait être malade, les deux ne sont pas conciliables. Allo, Dr House.
Ce sont toutes mes représentations mentales qui sont fausses : je réalise que je ne suis pas ma maladie et que ma maladie ne me définit pas. J’ai une vie, en dehors de mon addiction, elle est parfois impactée, parfois pas, mais elle est riche, puissante et variée.
Je ne suis pas que mon addiction. Je le refuse. J’assume, même : oui, je suis auteur, je suis communiquant, je suis médiateur de couple et je mène ces trois carrières avec un grand plaisir, j’y mets toute la compétence, l’expertise et l’amour que j’ai accumulé depuis quarante années sur Terre. Je suis un amant, un ami, un collègue, un manager et je vis toute la journée avec ces composantes qui font de moi un être à part entière, refusant d’être résumé à ma pathologie.
Je le réalise en écoutant parler les autres. Jusque là, je me croyais seul et autocentré sur mon comportement qui définissait socialement et sanitairement qui j’étais. Les carapaces de tortue me tombent des yeux. On peut être addict et mener une vie normale à côté. Une vie de soignant, en plus. Wow, ok, ok. Un de mes potes se rend dans trois réunions différentes, il est jeune médecin. Il est sobre depuis 8 ans aux médicaments alors qu’il en prescrit pour les autres toute la journée. Nous parlons sur Whatsapp de tout et de rien. Il m’écrit quand il a envie de craquer, je fais pareil.
Le sixième enseignement est très dérangeant, aussi, dans ma vision du monde, des soins, de ce qui fait du bien ou pas. Je réalise que les réunions auxquelles j’assiste sont totalement gratuites (mis à part 1 ou 2 euros facultatifs, en fonction des moyens de chacun pour participation aux frais). On ne me demande rien, je viens si je veux ou pas, si j’en rate une le lundi, à Paris, je peux en trouver une le mardi, le mercredi ou même le jeudi. Depuis le Covid, elles sont d’ailleurs passées en virtuel.
Je viens, j’écoute, je parle, je repars. Je mentirais en disant que cela remplace à l’aise une bonne vieille psychothérapie mais, hey, tout dépend de la qualité du psy, des moyens financiers dont on dispose, de la force d’effectuer un travail en solitaire sur soi, avec toutes les phases traversées. D’ailleurs, les “outils” dont on nous parle et qui nous acheminent vers la guérison sont tous gratuits aussi. La seule vraie règle absolue : vouloir être sobre / abstinent de son produit/usage et oeuvrer pour maintenir cette sobriété. Personne qui recraquerait n’est refusé à l’entrée. Loin de là.
Je trouve, en quelques semaines, une nouvelle manière d’avancer, à mon rythme, qui me correspond et me fait du bien. J’hallucine d’ailleurs un peu, en arrivant à cette première réunion. Elle est à 100 mètres de mon RER dans une rue que je connais très bien pour y être passé mille fois. Et elle est à 300 mètres de chez mon amoureux, chez qui je vais donc après la réunion.
Le hasard, le destin, le Karma. Dieu pourvoit, comme on dit à l’Église.
A ce propos, et avant de conclure, oui, on parle un peu de Dieu (ou de Puissance Supérieure) dans ces réunions, c’est mon septième enseignement. Rien de très étonnant, en 1935, la religion faisait bien plus partie de la vie des Nord-Américains que maintenant (quoique…). Attention, on ne parle pas de religion mais de spiritualité, en insistant bien sur le fait que chacun dise “Dieu” comme il le conçoit ou pas. Ou pas. Ou pas. J’insiste.
Je ne saurais trop vous conseiller l’excellent livre du comédien Russel Brand (au titre français calamiteux : “Rédemption d’un con”) qui vous accompagne avec humour et fermeté sur le chemin des douze étapes et la présence de Dieu - ou d’une PS, donc, comme on dit en réunion - dans votre vie. Croyant ou athée, tout cela a très peu d’importance en réalité, puisque Dieu, dans le programme ou la vraie vie, vous ne le rencontrerez jamais (sauf à de très rares exceptions qui finissent souvent sanctionnées par les autorités du pays dans lequel vous vivez) et vous lui déposerez votre petit paquet de problèmes pour qu’il le gère à votre place. Je vous jure que c’est vrai. Hyper pratique.
Allez donc lire Russell, il vous convaincra plus et mieux que moi. Je suis plus ou moins croyant, Chrétien, pas pratiquant pour un sou. Cela m’a quand même dérangé d’entendre des références à Dieu dans un programme d’aide aux addictions et je ne m’y suis jamais fait, à ce jour. Même si, objectivement ou très curieusement, il s’est passé des choses dans ma vie du jour au lendemain, en un claquement de doigts.
Du jour au lendemain, sans effort, sans volonté, sans même y penser. Je ne cherche pas à vous convaincre, je n’ai pas la moindre idée de comment j’y suis arrivé ni même si Dieu existe. S’il existe, il a de l’humour, en tout cas.
Je conclus maintenant. Pour ceux qui s’en souviennent, j’ai commencé la rédaction de cette newsletter à Boston, dans un groupe de parole perdu au milieu de nulle part. Dans cette immense bibliothèque du Nord-Est des Etats-Unis, en fin de soirée, après avoir poussé la porte, je me sentais enfin chez moi.
J’avais trouvé une réunion dont j’avais besoin, plus que ça, j’avais trouvé les gens qui étaient là pour la même raison que moi, offrant et recevant la qualité d’écoute et d’amour dont nous avions tout besoin pour ne pas rechuter, au moins pour la journée.
Sur le parking, je suis raccompagné par Rebecca (76 ans) qui pousse son déambulateur vers son énorme 4X4. Elle me dit que ça lui fait du bien de voir une nouvelle tête, “si jeune”. C’est toujours important de transmettre le message, d’après elle, si elle tient bon depuis 50 ans, c’est grâce aux groupes. Elle me fait un énorme hug puis un second. Elle me serre les poignets :
…”Et pense au message…Il faut colporter le message…Tu le fais ?
- Bah, un peu, mais j’ai un peu honte, quoi.
- Honte de quoi ?
- Honte d’être vu comme faible.
- C’est ta maladie qui pense ça, pas toi. Les autres ont besoin qu’on leur explique comme toi tu as eu besoin qu’on t’explique. Tu sais écrire, tu as dit ?
- Oui.
- Et bien écris. Moi, je chante et je peins. Ça me fait du bien et ça fait du bien aux autres. Faut s’aimer et pour s’aimer, faut être doux avec soi-même (“You gotta be nice with yourself first”). Écris, tu vas écrire ?
- Je vais écrire…”
Dont acte.
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Merci pour ce partage, c'est si difficile à comprendre, alors un témoignage est plus accessible qu'une théorie.
Merci William, pour cet article extrêmement bien écrit, qui raconte avec précision, tendresse et justesse les mécanismes liés à l'addiction. Merci...