Survivre à la mort de son enfant, parce qu'on est une mauvaise herbe.
Entretien avec Philippe Mangeot
Philippe Mangeot est un enseignant, un militant, un auteur, César du meilleur Scénario pour le film 120 BPM. Je le follow sur Instagram où je le trouve délicieusement impudique, follement élégant et partageur de ses émotions comme de ces pensées dans des mots choisis faisant naître mille questions (le propre des textes réussis) et donnant envie d’écrire soi-même (le talent des bons auteurs) comme si tout cela était simple comme la baguette chaude qui sort du four et qu’on mange à moitié sur le chemin du retour.
La mort d’un enfant, l’amour qui s’en va en claquant la porte, le temps qui passe. Des questions, des réponses, un moment volé à nos deux vies, parce que Christie l’avait suggéré et parce que je ne savais rien de lui (pour de vrai !) quelques minutes avant de commencer l’entretien, histoire de rester en zone d’inconfort pendant l’échange...
Philippe, vous servez à quoi sur Terre ? Pourquoi êtes-vous êtes venu là ? Quelle est votre Raison d’Être ?
Je ne sers pas à grand-chose (rires). Dites, vous commencez fort. Quelle question. À bien y réfléchir, je crois que tout cela n’a pas grand sens. Voilà. Ce n’est pas une cause de désespoir, je n’en fais pas toute une affaire, de ce non-sens, c’est même à l’origine d’une certaine joie.
Parmi les lectures importantes pour moi, il y a celle de Clément Rosset, philosophe Niçois & alcoolique, qui travaille sur l’idiotie, littéralement ce qui est dénué de sens. Ce qui est idiot, c’est ce qui est là, ce qui est posé là. Clément Rosset fait du consentement à l’idiotie et à l’idiotie des choses contre nos tentatives de trouver du sens le Principe d’une Joie. Je crois que ça me rend plus joyeux de ne pas croire que tout cela a du sens. Rien n’est décisif : ni l’existence, ni la mort et en particulier la mort de ceux que j’aime. Je pense que tout ce que j’ai fait et notamment en matière de lutte contre le Sida, s’est construit contre l’idée que “ça avait du sens”. “Ça” avait des raisons qu’il fallait combattre mais ça n’avait pas de sens.
Je crois d’ailleurs que je ne connais pas de vrai athée.
Je crois que rien n’est plus difficile que d’être athée. C’est d’une exigence considérable. Je n’ai pas totalement renoncé à l’idée qu’il y a de la transcendance derrière tout ça, c-a-d qu’en dépit de l’absence de sens, je suis face à quelque chose de plus grand que moi.
Je me souviens d’une petite phrase qui a longtemps résonné en moi, quand j’avais monté l’Observatoire des Passions, au centre Pompidou, en voulant savoir si la Foi était une passion. J’avais invité un chrétien, un juif, un bouddhiste, une musulmane. Le juif, qui était philosophe, quand je lui avais demandé s’il croyait en Dieu, m'avait répondu : “Je crois dans la succession des générations".
Je n’ai jamais entendu depuis formulé de manière plus claire ce que moi j’appelle la transcendance. Ce qu’il y a de plus grand que moi, c’est que d’autres vont venir après moi comme moi je suis venu après d’autres ; Ça engage quelque chose de ma présence ici-bas, indépendamment de l’urgence de vivre une vie joyeuse, indépendamment de la responsabilité qu’il y a à vivre auprès des autres, moi je me sens de prendre en charge la succession des générations. Je n’ai pas eu d'enfants mais je suis prof. Une autre manière de prendre en charge la succession des générations est d’être écologiste, par exemple. On peut aussi s’intéresser autant aux traces que d’autres ont laissé. J’ai la conviction que ceux qui viennent seront plus malins que nous et que nous devons faire en sorte de ne pas leur gâcher le terrain.
Vous avez vu mourir des gens très jeunes, dans les années 90, des garçons qui auraient votre âge ou qui seraient plus âgés que vous, aujourd’hui. Cela n’a donc aucun sens, ces morts-là ?
Aucun. C’est un pur scandale. Après, on négocie comme on peut avec ça. Je leur en veux énormément d’être partis, énormément. Je leur en veux d’autant plus qu’ils sont encore là, qu’ils ne sont pas complètement partis, je vis avec leurs fantômes, j’ai fait une analyse pour ça. C’est très pénible, ils sont morts mais ils sont là. Cela n’a aucun sens mais cela a contribué, sans doute, à aggraver ma mélancolie.
Ça vous a fait vieillir prématurément ?
J’ai longtemps cherché ma définition à la vieillesse, car je me sens vieux, j’ai 56 ans, et j’étais chez mes parents, l’autre jour, je les observais et je me suis dit que c’était peut-être ça, la vieillesse : on est vieux quand on connaît plus de morts que de vivants. Ce n’est pas encore tout à fait mon cas mais ça ne va pas tarder. J’entre en zone rouge (rires).
Sans transition… Comment on fait pour s’aimer plus ? Je trouve peu de contenu sur l’amour-propre, à part quelques rares livres assez mauvais de développement personnel. Vous avez des techniques ? Il faut lire les anciens philosophes, peut-être ?
Pas spécialement. C’est la Rochefoucauld qui disait que nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés. Je crois qu’on n’arrive jamais à s’aimer et que c’est comme ça, c’est pas très grave. C’est ainsi. On peut pas vraiment voir sa gueule en peinture, on essaie, on tente des trucs, moi j'utilise Instagram, une certaine pratique egotiste de l’outil, je tente d’approcher la bête, de la styliser un peu, de l’apprivoiser.
Je ne suis pas persuadé que cette exhibition de moi-même m’aide à m’aimer plus et d’ailleurs je me dégoûte parfois en revoyant certaines photos mais c’est une façon parmi d’autres de vivre avec soi. Une façon comme a été pour moi la cure analytique. Je n’ai appris aucune vérité sur moi mais j’ai appris à vivre avec moi.
Ce n’est pas grave de ne pas s’aimer beaucoup mais c’est grave de se détester énormément, c'est une forme de narcissisme inversé tout aussi pénible mais encore plus difficile à vivre. Je suis pour le renflouement régulier du présent narcissique et pour moi la meilleure façon est de travailler. De bosser. On peut aussi tenter d’être aimé mais comme je suis convaincu que c’est beaucoup plus important et beaucoup plus difficile d’aimer que d’être aimé, je crois que s’aimer plus n’est pas l’enjeu majeur.
C’est dur d’aimer ?
Non, ce n’est pas dur d’aimer. C’est plus exigeant. Être aimé, ça ne demande pas grand chose : un peu de coquetterie, être charmant, voilà, quoi. Dans mon boulot de prof de lettres, je suis régulièrement confronté à ce qui a fasciné le 17ème siècle : le pur Amour. Le pur Amour est la version profane de l’Amour de Dieu, le pur Amour est l’expérience de l’amour sans espoir de retour.
Je vis en ce moment une histoire d’amour très particulière avec un jeune homme qui a trente ans de moins que moi. Il me dit qu’il est amoureux de moi, ce que j’accueille avec joie et gratitude mais c’est la première fois que je vis une histoire qui se garde de penser le futur. Je crois que la solution que j’ai trouvé face à ça est la possibilité de l’aimer toujours, ce que j’ai toujours fait avec tous ceux que j’ai aimé (ceux qui sont morts, c’est pratique, on peut continuer à les aimer sans espérer de retour) mais ceux qui sont vivants c’est moins facile.
Étant donné son âge, et il déteste que je dise ça mais je sais qu’il rencontrera quelqu’un d’autre après moi. Il est d’une génération qui se voit avec des enfants. Il va vivre sa vie d’homme, longtemps. Ce que j’exige de moi, c’est de continuer de l’aimer quoi qu’il arrive.
Comment faire pour que l’amour dure ? Pas le leur, ça vous l’avez dit, on s’en fiche un peu, non, le notre…
Je vais vous raconter une histoire drôle. Alors voilà, je me fais plaquer (rires). Par un homme avec qui j’ai vécu pendant neuf années. La seule fois de ma vie où un amour fou s’est pensé comme une histoire de couple. Je n’arrivais pas à articuler les deux, de manière générale. Et puis un jour il est parti, ça m’a stupéfait. Je n’ai rien vu venir, rien. J’étais très abîmé.
Un matin, en me réveillant, il me reste quelques bribes d’un rêve où je me suis engagé à développer la Gracieuse Philosophie. Cette idée me fait rire alors que je ne riais pas des masses après son départ. Ce concept me plaît et je ne le retrouve nulle part ailleurs : ni en ligne, ni dans les livres. C’était donc le signe que je devais vraiment le développer, non ? (rires)… Mais qu’est-ce donc qu’un gracieux philosophe, quand on vient de se faire plaquer, je me pose la question.
J’ai trouvé cette formule : le chagrin va durer toujours. Mais l’amour doit durer toujours aussi. Et donc il faut que je trouve le point où je suis reconnaissant à ce garçon de m’avoir plaqué. Et en y regardant de plus près, alors que je pensais que tout allait mal sauf mon couple, c’était précisément l'inverse : tout allait bien sauf mon couple. J’avais, comme beaucoup de couples, fabriqué un Fort Alamo contre le monde, tissé de mille petits cancers atroces, pour me protéger de la violence qui nous entourait alors que la violence était à l’intérieur. Et ça m’a aidé. J’ai retrouvé ce point de gratitude perdu et je l’ai remercié car il m’avait rendu vivant. On se revoit encore, j’aime beaucoup son mec. Pour vous répondre, on fait durer l’amour en trouvant des points de gratitude. Et des points d’admiration.
Et comment on survit, Philippe ?
Je ne sais pas. Elles sont rudes vos questions, tout de même.
Je sais, je sais mais vous pouvez les prendre à la légère, aussi.
Non, non, je veux vous répondre sérieusement. Autorisez-moi un détour, je vais vous parler de quelqu’un que j’ai beaucoup, beaucoup aimé. Une femme avec qui j’ai vécu une grande histoire d’amour quand j’étais étudiant. Cette femme a eu un enfant, plus tard, et cet enfant est mort il y a deux ans. Il avait 27 ans. Il est mort dans des conditions terribles. On ne devrait pas mourir avant ses parents. C’est pour moi le motif de la catastrophe absolue.
Je me souviens d’un voyage à Rome en famille, j’avais 8 ans, l’image de la Pieta, cette mère qui tient son enfant mort dans ses bras, m’a été insupportable. Ça l’est toujours à ce jour. Je suis mal tombé car j’ai assisté à des dizaines d’enterrement, à cause du Sida et j’ai croisé nombre de parents qui enterraient leurs enfants.
Je me souviendrai toujours de la mère de Jim, un homme que j’ai aimé, qui avait décidé de rentrer chez ses parents en Écosse pour y mourir, en 1994. Jim était mort dix jours après notre séparation à l’aéroport. Je me souviens encore de la voix de sa mère au téléphone : “Philippe, mon fils est mort…”. Cela n’a pas cessé de traverser mon existence comme si c’était mon destin. Je ne sais pas comment on survit à ça ⬇️
Je reviens à la mort du fils de mon amie. Ce jeune homme était un de mes filleuls. Les conditions de son décès sont terribles : il marchait en Italie, il a glissé dans un ravin, il a téléphoné pour appeler au secours mais les secours ont mis dix jours pour retrouver son cadavre, dix jours où nous ne savions pas s’il était vivant ou s’il était mort. La tragédie s’est ajoutée au fait divers.
Je suis sidéré que Delphine, sa mère, survive à ce drame. Elle le fait avec une vigueur qui m’éblouit. Elle a crée une association des amis de Simon, elle a acheté une maison avec son argent, maison qu’elle a offert à des jeunes gens qui ont besoin d’aide. C’est sa manière à elle de s’occuper des générations futures. Quand je regarde Delphine, comme tant d’autres avant elle qui ont résisté et tenu bon, j’ai l’image de la “mauvaise herbe”. Un peu comme moi.
Notre rencontre, ce sont deux mauvaises herbes qui poussent non loin et décident de croître ensemble et séparément. Je sens qu’il y a en moi, comme en elle, en matière de survie, une puissance de Vie qui l’emporte sur toute espèce de narcissisme. Delphine se laisse traverser par la Vie. Je crois qu’on peut survivre en laissant passer la Vie en soi. Rien n’a de sens, tout cela est totalement absurde : laissez passer la vie, c’est la seule chose qui compte. C’est ça, être une mauvaise herbe. Ce n’est pas aussi beau qu’une orchidée, ça pousse dans un fossé en bord de nationale, personne n’y tient mais ça grandit anarchiquement dans tous les interstices.
C’est pour ça que j’aime tellement Naples car je sens que tout le monde est une mauvaise herbe en puissance (rires). Je peux me poser n’importe où, boire un café, regarder passer les gens et la Vie passera. La Vie passe partout où elle veut : ouvrez le journal, regardez les camps de réfugiés, la Vie y passe, sans arrêt, même dans les conditions les plus atroces.
Qu’est-ce qui vous soigne le mieux ? Je vois passer des clopes dans votre main, un petit apéro du soir…
Oui, oui, bien sûr, on a tous besoin de nos petites addictions (rires). Je vis avec des médicaments, à cause du VIH. La clope, c’est compliqué. J’ai arrêté de fumer pendant dix ans entre 40 et 50 ans et je m’y suis remis le jour de mes 50 ans, pour une décennie, si Dieu me prête vie. Je vais être franc : je m’aime bien quand je fume, j’aime bien quand j’ai une clope à la main, voilà. Je trouve ça sexy. L’amitié, ça me soigne pas mal, aussi. J’ai peu de camarades.
Je viens de fêter mes 48 ans. Ma tante adorée en a 95, elle regarde The Crown, sait se servir de Netflix, elle a connu les Allemands au village. C’est irréel, ce chiffre qui grossit bêtement, ce temps qui glisse entre nos doigts. Vous fêtez toujours les anniversaires ?
Non. Mais je signale quand même plus ou moins discrètement que c’est mon anniversaire parce qu’on a beau dire qu’on s’en fout, rien n’est pire que quand tout le monde oublie de vous le souhaiter. Je le fête avec mes parents. Je me souviens de mon âge. Je ne recalcule mon âge - je connais des gens qui le font sans cesse, avec sincérité, qui oublient quel âge ils sont, de manière très simple - je sais très bien que j’ai 56 ans.
Quel est le livre que vous offrez régulièrement ?
J’offre beaucoup de livres d’images, peu de livres écrits. Si j’étais totalement franc, je vous dirais que le plus beau livre à offrir reste les Essais de Montaigne mais ça fait un peu prof, non ? (rires)... C’est pourtant le plus beau cadeau du monde. Vous pouvez ouvrir n’importe quelle page et vous y trouverez quelqu’un qui vous parle à l’oreille de choses très intimes, qui vous raconte des histoires. C’est si joyeux. Sinon, j’ai beaucoup offert l’intérieur de la Nuit”, le livre de George Shiras, qui avait trouvé une manière de photographier les animaux la nuit, dans leur habitat, dans leur intimité absolue.
Je dois vous confier quelque chose. J’ai longtemps cru que j’avais très peur de mourir, ayant découvert ma sexualité en plein dans les années SIDA. J’ai été très marqué par cette hécatombe, plus que je ne l’ai admis à l’époque. Et puis je me suis rendu compte, il y a peu, que j’avais surtout très peur de vivre. Que je m’interdisais même de vivre certains trucs. Un paquet de trucs. J’accueille depuis quelques semaines à peine mes émotions positives. Vous le comprenez ?
Oui, bien sûr, c’est une chose très commune, pardon de vous dire ça (rires). La peur de mourir est très souvent le nom qu’on donne à la peur de vivre. La peur de mourir est souvent la peur de mourir sans avoir vécu. L’intuition qu’on mourra sans avoir vécu. Mais la peur de mourir est aussi un excellent principe de précaution contre lequel je n’ai rien à opposer. Je pense que beaucoup de gens cèdent sur leurs désirs par peur de vivre. “La psychanalyse, ça apprend à ne pas céder sur son désir”, à ne pas le lâcher, c’est Lacan qui dit ça.
Moi, je me dis que je n’ai pas peur de mourir mais le temps venu, je pense que je serai terrorisé. Pendant les années les plus dures du SIDA, et j’ai été séropo très tôt, début 1986, à 21 ans, je me disais que rien de tout cela n’était vrai. Ça me paraissait hautement improbable, que je meure… En revanche, j’avais peur de la mort des autres.
Je vous trouve très élégant, sur Instagram. Pudique mais sexy. Ça vous demande beaucoup d’efforts ?
C’est une activité prenante, oui. J’y consacre parfois une heure par jour. Les textes, les photos. On m’a dit que j’étais impudique, aussi, donc tout le jeu consiste à articuler le propos entre élégance et exhibition pour trouver le bon dosage. Mais comme j’ai choisi de mettre mon nom, je suis un peu protégé des écarts de conduite. Mes étudiants peuvent me lire. C’est un vrai garde-fou. Cette élégance que vous décrivez est une contrainte, la résultante d’une pente publique.
Dans mon groupe d’addicts, on m’a conseillé de prier chaque soir avant de me coucher pour remercier Dieu de la journée écoulée et de ne pas chercher le sommeil avant d’avoir trouvé ce qui me mettra en joie pour le lendemain matin. Qu’est-ce qui vous met en joie, là, tout de suite ?
Il ne faut jamais me poser cette question au moment où la lumière va tomber parce que j’éprouve la mélancolie du crépuscule. Toujours. Je sais que le jour va revenir mais quelque chose en moi me dit qu’il ne reviendra pas. Le matin, je suis joyeux. Tout le temps. Je jubile, même quand c’est rude de se lever. Ce qui me rend joyeux, c’est la lueur de l’aube, la lumière du jour nouveau qui point. Ça tombe bien, je suis tombé amoureux d’un jeune chef opérateur, dont c’est le métier, la lumière (rires).
————
Pourquoi cette newsletter ? Qui suis-je ?
Si vous n’êtes pas encore abonné, voici le lien pour accéder à prix doux aux archives. Clic clic clic. Offre limitée dans le temps.
Attention, recevoir cette newsletter ne signifie pas recevoir tous les numéros ! La liste complète des articles est ici.
Amitiés,
William